Questionner les formations en ingénierie, en France et à l’international : un projet de longue date au sein d’ISF !

Le débat sur le lien entre le rôle occupé par l’ingénieur dans la société et les formations qui lui sont dispensées est plus que jamais d’actualité au sein d’ISF. Un regard historique sur ces aspects en France et à l’international.
Colloque International sur la Profession d'Ingénieur - 2011
ISF

De 1996 à 2008, la question de la formation est surtout abordée sous l’angle de l’éthique professionnelle et de la responsabilité de l’ingénieur. Quelques actions spécifiques centrées sur la formation sont tout de même menées. La création par des membres d’ISF Grenoble du bureau des humanités à l’INP de Grenoble en 2001 ou l’animation du projet « Transformons nos formations » en 2007 & 2008 dans 6 écoles d’ingénieurs à Paris, Compiègne, Rennes et Lille en sont deux exemples concrets.

C’était en 2009 que le projet de recherche-action « Former L’Ingénieur Citoyen » a été lancé1, dans le cadre d’un partenariat entre une équipe de recherche et les bénévoles d’ISF. L’objectif : mener une réflexion sur le rôle et la place des sciences humaines et sociales dans la formation des ingénieurs, et stimuler une évolution progressive des formations vers une meilleure prise en compte des enjeux sociaux contemporains.

Un colloque international « Un ingénieur, des ingénieurs : expansion ou fragmentation ? »2 a été organisé en 2011 afin de présenter les principaux travaux du projet de recherche et ainsi débattre avec les acteurs présents des questions soulevées. Environ 80 personnes ont assisté à ce colloque, dont 18 chercheurs de différents pays, comme l’Italie, Espagne, France, Inde et Grèce. Des questions comme la place des sciences humaines et sociales dans les formations et l’usage que l’on en fait ou bien l’influence des intérêts privés dans la structuration de la formation y était déjà présentes. La logique de reproduction sociale opérée dans les écoles, ainsi que le manque de représentation étudiante ou de la société civile dans les instances de gouvernance, ont été également soulevés.

Quelques extraits du compte-rendu produit lors de ce colloque :

« L'introduction des Sciences Humaines et Sociales (SHS) dans les formations d'ingénieurs a reposé essentiellement sur l'idée de légitimer l'ingénieur comme cadre dans l'organisation du travail. »

« La CTI (Commission des Titres d’Ingénieur) a notamment un rôle cardinal dans le système d’enseignement français en habilitant les formations à délivrer le titre d’ingénieur. Le pouvoir définitionnel dont elle dispose soulève la question de sa composition. En effet, bien qu’elle se veuille mixte, elle est dominée par des représentants de la profession et des formations, les organisations extérieures au milieu des ingénieurs n’ayant que rarement de positions définies sur la question. »

Trois années plus tard, en 2012, ISF a organisé ses journées nationales autour de la thématique « Peut-on et doit-on former des ingénieurs citoyens et solidaires ? ». Cet évènement était l’occasion de croiser les résultats produits par la recherche scientifique avec les expériences de terrain vécues par les bénévoles de l’association. Les extraits ci-dessous parlent d’eux-mêmes :

« Le contexte environnemental, social et géopolitique de l'exercice du métier d'ingénieur géologue est particulier, mais […] très rarement abordé. Le groupe d'ISF Nancy a voulu appliquer le programme national «Transformons nos Formations» [qui a été mené pour une prise en compte des enjeux environnementaux dans les cursus]. Ainsi un cours de géopolitique des ressources (minières, énergétiques et en eau) a été mis en place en 2011. En 2012 ce module est passé de trois demi-journées à trois journées entières et a été crédité d'un ECTS, et est donc évalué. Le projet subit des évolutions certaines, néanmoins le projet nécessite toujours un encadrement fort d'Ingénieurs sans frontières et fait face à des problèmes de financement récurrents. Il est donc légitime de se demander si l'objectif de transformer effectivement la formation vers une meilleure prise en compte des enjeux géopolitiques, sociaux et environnementaux peut être atteint par cette voie. »

« Le groupe ISF Montpellier s'interroge sur l'autonomie financière exigée de l'institution qui a conduit à des partenariats avec des fondations privées. Ces partenariats conduisent à des changements progressifs sur les contenus des enseignements. Les étudiants s'interrogent sur la gouvernance des formations et demandent à siéger dans les conseils de ces fondations. Des questionnements sont donc à mener de la part des ingénieurs et des étudiants face à la prédominance de l'entreprise dans les formations. »

Par ailleurs, l’édition 73 d’Alteractif, de décembre 2011, portait sur la thématique « Former des ingénieurs citoyens ? » et a dédié son zoom à la capitalisation dudit projet. Quelques extraits en ont été tirés, dont le lien avec la notion de « cadre » abordée dans le « Manifeste pour une Formation Citoyenne des Ingénieur.e.s » :

« Cette recherche a ainsi questionné l’origine historique de ce qui apparaît comme une opposition entre un corpus de savoirs scientifico-techniques […] et un second ensemble de savoirs, dits non-techniques. Cette opposition semble liée à la représentation dominante en France, depuis la seconde guerre mondiale, de l’ingénieur comme « cadre ». […] Ces enseignements sont l’héritage d’une tentative de rationalisation de la gestion des entreprises au sortir de la Seconde Guerre mondiale, traduite […] aujourd’hui par le management autant que par des connaissances plus généralistes sur les milieux de travail (droit, économie). »

Outre la notion de cadre, la compréhension du rôle que l’ingénieur occupe dans la société est également fondamentale.

Selon André Grelon3, l’efficacité relative de l’ingénieur est due à un passif historique « optimiste de l’ingénieur, qui pense que la technique permettra toujours de trouver des solutions […] rationnelles.

François Vatin4, cependant, affirme que « l’efficacité invoquée se base sur des normes issues du modèle économique dominant. L’ingénieur est donc lié plus ou moins à l’idéologie productiviste dont s’inspire ce modèle ».

La formation ne devrait-elle donc pas inclure des cours ouvrant à une pluralité de modèles de pensée ? Selon André Grelon, il faudrait, par exemple, « intégrer une formation d’histoire de la technique incluant les erreurs et échecs de la technique, afin de permettre une démarche réflexive. »

Il est donc simple de vérifier le lien étroit qui existe entre la représentation que l’on se fait de l’ingénieur et les enseignements qui lui sont dispensés, notamment en matière de SHS. Cette analyse de la place des SHS dans les formations et son instrumentalisation a pu faire apparaître une question fondamentale assez souvent mise de côté :

« Ils [ces enseignements] sont censés transmettre à l’ingénieur un ensemble de compétences lui permettant d’aller au-delà de la technique. Ces enseignements, s’ils font la critique de la technique, ne remettent pas nécessairement en cause l’ingénieur. Au contraire, ils renforcent partiellement sa définition et sa position au sein de la division du travail ».

Antoine Dérouet5 finit l’un de ses articles dans Alteractif avec la question suivante : « Doit-on former des ingénieurs ouverts à la sociologie, et capables de remettre en cause leur travail ? »

La définition de l’ingénieur idéal et les enseignements associés a été portée par quelques structures bien définies, notamment suite à l’institutionnalisation des formations durant les années 60. « Ce basculement nous amène à la situation actuelle d’un débat majoritairement mené par des acteurs de la formation eux-mêmes et par des instances qui en sont l’émanation. La Conférence des Grandes Écoles (CGE), et dans une moindre mesure la Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs (CDEFI), jouent un rôle considérable […], contribuant à l’homogénéisation des représentations du « bon ingénieur ». ». Il en est de même pour l’institutionnalisation des SHS au travers de la création du réseau Ingenium. Ses visions tendent « à s’imposer grâce au rapprochement entre Ingenium et la CTI ».

Cette configuration perdure jusqu’à nos jours et met en lumière l’enjeu primordial intrinsèque à l’organisation de la gouvernance actuelle. Un deuxième article dans Alteractif en fait la synthèse :

« Cette configuration exclut dans les faits une véritable participation de mouvements sociaux tout autant que le dialogue avec l’Université. Le recul de l’appropriation des formations par les étudiants, observé depuis les années 1970, ne semble faire l’objet d’aucune préoccupation sérieuse. Ce constat, si Ingénieurs sans frontières s’en empare, peut être un nouveau point de départ pour transformer les formations. »

Nonobstant le manque de pluralité dans la gouvernance, il existe aujourd’hui une organisation étudiante qui a pour rôle de représenter les élèves-ingénieurs dans les instances de décision. Le BNEI (Bureu des Elèves-Ingénieurs) participe aux auditions organisées par la CTI dans les écoles, mais n’y siège pas et n'a donc pas de pouvoir décisionnel. Pour ISF, « la participation des étudiants dans les formations en ingénierie reste grandement limitée à quelques associations étudiantes dont l’objet social n’intègre pas de rôle de représentation ».

En 2009, la question suivante a été posée au président du BNEI de l’époque : « La responsabilité sociale et civile de l’ingénieur est-elle prise en compte ? » Voici sa réponse : « Oui, le CNISF (Conseil National des ingénieurs et scientifiques de France) [aujourd’hui IESF (Ingénieurs et Scientifiques de France)] a adopté une charte d’éthique de l’ingénieur qui pose la place de l’impact de l’ingénieur dans la société ».

Ingénieurs sans frontières s’est déjà positionné vis-à-vis de cette charte éthique dans le cadre du projet d’IESF de créer un « ordre des ingénieurs » dans un article publié en 2013. Voici l’extrait :

« Il nous semble que la « Charte d’éthique de l’ingénieur » établie par IESF, ou même le « jugement des pairs par les pairs » qu'imposerait la logique d'un ordre, impliquent tacitement l'idée que les ingénieurs seraient aptes à définir l'intérêt général sans se référer à autrui. La question est pour nous de savoir comment mettre la technique, notamment via les actions des ingénieurs, au service de l'Homme, et donc cette mise en perspective des actions de l'ingénieur avec l'intérêt général est bien sûr essentielle. Cependant, cela doit se faire en s'intégrant dans un débat de société et non en laissant la profession décider seule des directions à prendre. »

Au fil du temps, tous ces questionnements ont évolué au sein d’ISF et ont conduit à l’organisation d’autres évènements ainsi qu’à la réflexion sur la mise en place d’autres projets à même de répondre aux enjeux identifiés au cours de ces dernières années.

Aujourd’hui, six ans plus tard, ISF, via le comité « Former L’Ingénieur Citoyen », vient d’organiser un nouveau colloque international avec des partenaires impliqués dans les enjeux de la formation dans leurs propres pays.

La rencontre intitulée « The Training of Engineers : A Global Issue ? » a eu lieu à Paris avril dernier et a réunit des participants venant de plusieurs organisations, dont : ISF Italie, Argentine, Afrique du Sud, Angleterre, Suisse et une fédération syndicale d’ingénieurs brésiliens. De nouveaux échanges sur la réalité actuelle de formations qui ont permis d’envisager de nouvelles pistes de collaboration à l’internationale avec ces partenaires !

Aussi, et afin de donner plus de visibilité et légitimité à ces années de réflexion, ISF s’engage à mettre en place un observatoire des formations citoyennes qui a pour objectif d’analyser certains aspects de la formation et en faire une veille scientifique durant les années à venir. Les résultats obtenus permettront à Ingénieurs sans frontières d’élargir le débat, de proposer des alternatives et de construire des plaidoyers solides.

De plus, la question centrale autour du manque de représentativité dans la gouvernance met en lumière que, à l’heure actuelle, les divergences existantes ne sont pas forcément prises en compte dans les débats. Il est donc essentiel de l’ouvrir plus largement à d’autres structures de représentation, comme les syndicats étudiants.

Pour Ingénieurs sans frontières, ces structures « sont des organes à même de défendre, dans les instances représentatives de gouvernance, le projet du manifeste».

Un regard historique matérialise l’aspect hélicoïdal de l’évolution des formations...

 

1 http://formic.isf-france.org/spip.php?article1

2 http://formic.isf-france.org/spip.php?article51

3https://www.ehess.fr/fr/personne/andr%C3%A9-grelon

4https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Vatin

5https://www.cmh.ens.fr/Derouet-Antoine

8 juin 2017
Eduardo Palmieri
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