Engineers Without Borders - South Africa : "Comprendre de l'autre ce qu'il se passe au niveau global"

Entretien avec David Ming, co-fondateur d'Engineers Without Borders South Africa (EWB-SA) réalisé lors du Forum Mondial d'EWB-International à Denver le 16 mars 2016. Ce forum regroupait une dizaine d'associations partageant le nom "Ingénieurs sans frontières" dans le but d'apprendre à mieux se connaître et partager les expériences des uns des autres.
Présentation d'EWB-SA par David Ming lors du Forum Mondial d'EWB-International
Présentation d'EWB-SA par David Ming lors du Forum Mondial d'EWB-International
Jérémy Billon

Ingénieurs sans frontières : Qu’est-ce qui t’as poussé à t'engager auprès d'Engineers Without Borders South Africa ?

David Ming : Je pense que je me suis toujours perçu comme différent du fait de ne pas correspondre aux cases d’un pays qui se définit selon les critères de « noir » ou « blanc ». Être d'origine asiatique en Afrique du Sud fait que je ne me sens finalement pas tellement Sud-africain. D’ailleurs, personne en Afrique du Sud ne me considère vraiment comme tel. En Chine non plus on ne me considère pas comme Chinois car je ne parle pas la langue et que j’ai grandi en Afrique. Ayant grandi dans une famille d’immigrés, on m’a toujours répété qu’il faudrait que je travaille dur et que les gens ne me serviraient rien sur un plateau. On m'expliquait que j’étais différent, que c’est une bonne chose, mais que certaines personnes ne me percevraient pas comme moi je me perçois. Je me suis rendu compte que beaucoup de gens me collaient telle ou telle étiquette : ingénieur, privilégié, asiatique…Cela m’a encouragé à définir ma propre identité, celle de citoyen du monde.

Quand je suis rentré à l’Université et que j’ai obtenu mon diplôme d'ingénieur, j’étais reconnaissant. Mais les inégalités disproportionnées et quotidiennes en Afrique du Sud m’ont fait réaliser que je pouvais utiliser les compétences que j’avais fraîchement acquises pour les mettre au service d’autre chose. Au début, mon engagement était à l’état brut et un peu étroit, je voulais juste donner de ma personne, participer à des projets dans des communautés. Mais, tu te rends rapidement compte que tu pourrais faire ce genre de projets en permanence et que c’est comme remplir un seau d’eau percé… L’expérience Engineers Without Borders (EWB) m’a permis de passer de l’envie de donner de ma personne à l’idée qu’il fallait que je le fasse différemment, qu’il fallait laisser mon égo, mes envies de côté.

ISF : Après avoir vu les présentations des autres organisations "Ingénieurs Sans Frontières" du monde, comment positionnes-tu EWB-SA ? Quelle est selon toi votre principale particularité par rapport aux autres ?

DM : Je pense que notre force est notre environnement de travail. Un Sud-africain typique se plaint d’être Sud-africain, mais pour moi c’est une bénédiction. Nous avons une compréhension profonde des problèmes politiques, sociaux que d’autres pays ont mis longtemps à acquérir. Par exemple, les médecins sud-africains sont tenus en haute estime par les médecins du monde entier parce qu’ils ont vu des blessures horribles de patients qui ont souffert des blessures à cause de la violence ou des crimes. Cette expérience leur a permis de s’améliorer et c'est la même chose pour nous.

De toutes les présentations, celles qui m'ont le plus plût sont celles où la réflexion avait atteint un autre niveau—la France, le Royaume-Uni, le Canada et l’Australie. Celle où il n'est pas seulement question d’aider des gens mais aussi de réfléchir à son propre engagement. EWB-SA a compris ceci un peu intuitivement. On a de la chance d’avoir eu ces difficultés sociales pour nous aider à comprendre les choses plus profondément.

ISF : Quelle est l'ambition d'EWB-SA pour le futur ?

DM : Une ambition pour nous serait de changer l’état d’esprit d’un jeune ingénieur en Afrique du Sud. Nous sommes bien placés pour pouvoir faire ça. Nous voulons accueillir des bénévoles avec n’importe quelle situation sociale et faire en sorte qu’ils repartent avec une autre perspective du monde et de leur contribution, même s’ils ne travaillent sur aucun projet. Nous pourrions travailler avec des entreprises, des universités, des gouvernements... Nous voulons les aider à réinventer ce que c’est d’être ingénieur.


ISF : Quelle est votre plus bel accomplissement selon toi ?

DM : Je pense qu'EWB-SA a été une grande réussite en soi. Je ne sais pas l’ampleur que ça va prendre mais je sais que ce que nous avons fait jusque-là est considérable. Je pourrais te citer des statistiques et te dire que nous avons tant de groupes et de revenus qui rentrent, c’est vrai, mais pour moi, le fait que je fasse cet entretien avec toi en ce moment à Denver est, en soi, un symbole du chemin accompli.

Il y a quelques années nous avons créé notre première grande banderole de communication. C’était énorme pour nous parce que, pour en arriver là, nous avons dû creuser les questions de société et se mettre d’accord sur notre vision, notre mission. Nous avons eu beaucoup de débats sur des choses triviales comme les logos et les couleurs mais au final, quand nous l’avons vu, nous étions très fiers. Finalement, c’était moins la bannière en elle-même que le fait qu’elle était le fruit d’un long processus collectif qui était précieux à mes yeux.


ISF : Quelle est la principale difficulté à laquelle se confronte votre organisation dans son travail ?

DM : Il y en a quelques-unes... Si tu m’avais posé cette question il y a 5 ans, j’aurais sans doute dit l’argent. Mais en fait l’argent n’est pas un problème. C’est nécessaire pour pouvoir fonctionner mais il faut comprendre comment fonctionner avant.

Nous devons toujours travailler avec des membres de la société qui ont une perception peu approfondie du monde du bénévolat et du développement. Par exemple, notre site web est rempli de projets qui attirent de nouveaux bénévoles, mais les projets en eux-mêmes ne sont pas toujours très poussés. Nous savons que ce ne sont pas nécessairement les meilleures façons de résoudre les problèmes. Il y a toujours un équilibre entre vouloir attirer plus de bénévoles et réellement résoudre les problèmes des communautés. Pour moi, c’est un défi permanent entre attirer des gens biens, les garder et rendre les projets efficaces. Maintenant, le défi est de devenir l'EWB que nous voulons être en définissant bien ce que nous devrions être. En regardant EWB UK ou Canada, je trouve qu'ils ont bien réussi à reconstruire leur image et à sortir de l’image d’un EWB « typique ». Mais parfois la technicité de certains termes et le trop plein de réflexions peuvent décourager de nouveaux bénévoles.

Je pense que nous allons nécessairement perdre certains membres dans cette transition. Nous essayons de les sensibiliser pour qu’ils changent avec nous, graĉe notamment à notre « Human-Centered Design ». Les bénévoles prennent le temps de comprendre ce que nous voulons faire et à partir de là, ils adhèrent à 100 %.

ISF : Peux-tu expliquer ce qu'est le « Human-Centered Design » ?

DM : Concrètement, c'est un ensemble de cours en ligne qui a pour but de faire réfléchir sur la finalité du projet que l'on propose et conçoit. Les bénévoles travaillent par groupe de quatre sur des études de cas. Nous avons adapté l'outil en utilisant des situations tirées d'expériences existantes en Afrique du Sud pour qu'ils s'adaptent au contexte des populations défavorisées.
    
Pour l'exprimer simplement, un projet de développement, nous pouvons le concevoir pour quelqu’un, avec quelqu’un ou par quelqu’un. Le « Human-Centered Design » est un outil qui est censé favoriser un apport maximal de la part de la communauté. Il pousse à réfléchir à ce que tu conçois et à travailler avec les gens pour comprendre leurs besoins. Pour donner une analogie—si un médecin te dit de but en blanc que tu as une tumeur sans même t’ausculter, tu serais probablement horrifié et peu confiant. Il aura peut-être raison mais il y a une façon de présenter et de faire les choses pour les rendre acceptables et pertinentes. Nous rentrons souvent dans une communauté et nous proclamons qu’ils ont besoin d’eau. C’est peut-être le cas, mais la communauté va peut-être s’offusquer si l’approche est trop brutale.

ISF : Quelle est ta perception d'Ingénieurs sans frontières-France et comment certains aspects de notre travail résonne par rapport à ce que vous faites ?

DM : Je suis très impressionné par la profondeur de réflexion d'Ingénieurs sans frontières France sur son propre travail depuis longtemps, et ce, sans chercher à imposer cette vision aux autres. Ça nous parle beaucoup sur la façon dont nous aimerions nous développer. D'un point de vue opérationnel, je suis assez admiratif de ce vous arrivez à produire en intégrant les bénévoles tout au long du processus. Ça demande tellement d'efforts et de temps de leur part, c'est admirable. J'aimerais que l'on puisse avoir la même ambition pour nos bénévoles.

Notre situation géographique pourrait être un atout pour collaborer, puisqu'Ingénieurs sans frontières France participe à beaucoup de projets en Afrique. Au delà des projets, votre expérience pourrait être très bénéfique pour nous. Nous allons probablement faire des erreurs que vous avez faites il y a des années déjà, donc il y a beaucoup à apprendre pour moi personnellement et pour tout EWB-SA.

La coopération est quelque chose d'essentielle. Lorsque certaines organisations du Nord nous approchent, on a presque l'impression qu'elles nous font un « business speech » pour nous vendre un projet préconçu. Mais ce n'est pas ce que nous voulons leur apporter ni ce que nous voulons d'elles. Le but n'est pas d'être de meilleurs partenaires de travail, le but c'est de comprendre de l'autre ce qu'il se passe au niveau global. C'est pourquoi je suis intéressé par ce que pense Ingénieurs sans frontières France, sa vision, sa mission, sa stratégie pour faire changer les choses, comment l'association se positionne dans ce qu'il se passe à une plus grande échelle dans le monde. En fait, c'est un peu le même genre de questions auxquels je réponds en ce moment que j'aimerais vous poser, à vous....

7 avril 2016
Jérémy Billon
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