L'Économie Sociale et Solidaire en France

Novembre est le mois de l’Économie sociale et solidaire (ESS), une thématique qui sera d'ailleurs abordée lors des Journées d’Échanges et de Sensibilisation à la Solidarité Internationale (JESSI) à Strasbourg, les 23-24 janvier prochain. Voici un petit avant-goût du sujet.
Modèle économique et critères d'évaluation des moyens d'action d'un projet de l'ESS
Modèle économique et critères d'évaluation des moyens d'action d'un projet de l'ESS
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Comment est apparue l'ESS en France

Le terme d'« Économie sociale » fît son apparition en 1830, lorsque Charles Dunoyer publia « Le Nouveau Traité d'économie sociale ». Les coalitions ouvrières, paysannes et le patronat « social » émergèrent dans le contexte de la première révolution industrielle. En 1850, c'est la loi sur les Sociétés de secours mutuel qui permit aux citoyens de cotiser ensemble dans un même but (pour la santé par exemple). D'autres moyens de coopérations entre citoyens prirent place dans la société jusqu'à la fin du XIXe siècle, ce qui eut pour conséquence d'obtenir une reconnaissance de l'État des organisations collectives.

Au début du XXe siècle, il y a eu une recrudescence du développement des coopératives, des mutuelles et des associations (d'ailleurs, tout le monde connaît la loi 1901 sur la liberté d'association) : les coopératives de consommation (Camif), de production (la Verrerie d'Albi avec Jean Jaurés), de producteur (avec les agriculteurs et les artisans) et de crédit (Caisse Centrale de Crédit Coopératif) ; les mutuelles (la Maif) ; les associations (en 1900, 45 000 associations « de fait » ont été dénombrées).

Dans les années 40-50, la réflexion née de la résistance mit en évidence la montée de l'extrémisme et tenta de la contrer en puisant des solutions dans les initiatives de l'économie sociale. Grâce à cette réflexion, l'« État-providence » a vu le jour à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis la « sécurité sociale » ainsi que toutes les allocations que nous connaissons bien aujourd'hui (caisse chômage, caisse retraite, caisse d'assurances maladie, etc.).

Dans les années 50-70, plus connues sous le nom des « trente glorieuses », le capitalisme faisait la preuve de la puissance de son modèle ; et malgré tout, l'Économie sociale continuait de prospérer, avec la création des coopératives loi 1947 (entreprise privée). Elle se décline sur les principes suivants :

    « un homme = une voix » ; la majorité du capital appartient aux salariés.

Quant aux mutuelles, elles s'institutionnalisent surtout autour du système de santé et les associations se répandent dans tous les champs d'activité (culture, sport, tourisme, éducation, défense des droits des citoyens, protection de l'environnement, etc.).

Dans les années 70-90, l'Économie solidaire naît grâce aux mouvements écologistes, féministes et altermondialistes. Mai 68 a permis de réinterroger la société, s'en est suivi de nouveaux modes d'organisation comme les Systèmes d'Échanges Locaux en 1980, ou les Clubs d'Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l'Épargne Solidaire en 1983. La synergie entre ces deux événements a fait proliférer l'Économie Solidaire.

Et enfin, depuis les années 2000 l'Économie solidaire acquit la reconnaissance que nous lui attribuons aujourd'hui par le biais de son inscription dans l'institution publique. Entre mars 2000 et avril 2002, Guy Hascoët introduisit au Ministère du Travail le Secrétariat d'État à l'Économie solidaire. L'union des deux mouvements a eu lieu en 2012, par la création du Ministère de l'ESS, délégué au ministre de l'Économie. Durant cette période, les différentes structures se réunirent en réseau, professionnalisant leurs initiatives, et véhiculant des projets socialement innovants.


Quels liens entre Ingénieurs sans frontières et l'ESS ?

Tout d'abord, il est évident qu'Ingénieurs sans frontières a un ancrage fort dans l'Économie solidaire, puisque notre premier champ d'action est celui de la solidarité internationale. De plus, l'interrogation forte sur le développement de notre modèle de société, et sur son expansion à l'international, nous rapproche d'autant plus de l'ESS.

Mais au-delà de ces considérations abstraites, nous pouvons constater que toutes les initiatives dans lesquelles les groupes locaux s'engagent sont issues de cet autre modèle économique. Prenons d'abord en exemple l'Éducation Au Développement ou l'Éducation Populaire : tous deux remettent en question le rôle d'expert de l'animateur, et investissent un champ de l'éducation dans lequel la connaissance émerge des savoirs que détiennent les participants de l'intervention. L'animateur joue le rôle de médiateur social, permettant à la somme des parties en présence de converger dans une synergie positive.

Nous pouvons noter aussi la promotion du commerce équitable ou des AMAP. Ou encore les projets Sud, qui s'inscrivent dans une démarche de respect de l'environnement et d'autonomisation des peuples du Sud.

Et bien au-delà des Groupes Locaux ou de la Fédération dans son entièreté, notons l'impact du passage d'anciens membres sur le choix de leurs activités professionnelles. Certains travaillent dans les reportings extrafinanciers (la valeur ajoutée au projet en termes environnementaux et sociaux), d'autres dans la médiation sociale (co-construction de projets de fabrication de moyen de production d'électricité), ou la médiation foncière (comme Terre de Lien), etc.


Comment ça se passe dans ce milieu ?

Aujourd'hui, l'ESS est promu par trois grandes entités nationales :

    En 2002, le Mouvement de l'Économie Solidaire (MÉS) fait son apparition : « Parce que nous voulons un avenir solidaire, nous appelons à la résistance et à la convergence de tous ceux qui défendent les droits fondamentaux, la démocratie économique, la justice sociale et la transition écologique. » C'est un mouvement accès sur les valeurs de l'ESS, un rapport philosophique à la société et au sens qu'elle cherche à construire. ( http://www.le-mes.org/ )

   En 2004, c'est le Conseil National des Chambres Régionales de l'Économie Sociale (CNCRES) qui fut institué. Son travail se concentre sur le levier juridique, entre les statuts juridiques des entreprises et des associations, les agréments pour ces structures, et la loi-cadre de l'ESS.

( http://www.cncres.org/accueil_cncres )

    En 2010, le Mouvement des Entrepreneurs Sociaux (Mouves) a été créé. Il s'attribue quatre missions : fédérer les entrepreneurs sociaux, influer les pouvoirs publics, faire émerger une nouvelle génération d'entrepreneurs et accélérer l'innovation sociale.

( http://mouves.org/ )

Trois institutions et trois leviers d'action différents pour un seul et même modèle. C'est dire qu'il y une reconnaissance de l'altérité ! Chacun pense différemment, avec ses origines et ses paradigmes propres. D'ailleurs, en parlant de paradigme, l'historique de l'ESS remonte bien plus loin que ce qui a été présenté au début de cet article. Les anarchistes sont une figure emblématique de ce mouvement prônant l'autonomie, l'autogestion et l'éducation libertaire. Les communistes ont aussi eu leur influence sur le mouvement, surtout en Amérique Latine. Et de nombreux groupes sociaux à travers le monde ont fonctionné sur les principes coopératifs plutôt que sur ceux de la compétition ; des tribus, que certains nomment primitives, jusqu'à des sociétés que nous pouvons percevoir plus évoluées que la nôtre (voire le Chiapas ou le Bhoutan [1]. Mais le capitalisme a aussi son emprise sur ce milieu comme nous allons le voir dans la partie suivante.


Un modèle qui met tout le monde d'accord !

(voir image : Modèle économique et critères d'évaluation des moyens d'action d'un projet de l'ESS)

Ces deux triptyques sont les piliers à la base des projets dans l'ESS aujourd'hui. Le premier triptyque traduit le modèle économique d'un projet dans l'ESS. L'économie non monétaire s'appuie sur le bénévolat, le troc (de connaissances, de compétences, mais aussi de services et de biens) et la recherche de sens. L'économie non marchande est en lien direct avec les subventions ou encore les conventions partenariales. Et enfin, l'économie marchande retrouve son ancrage dans le capitalisme [2], il s'agit de la vente de biens et/ou de services.

Le second présente les modalités de l'organisation générale d'un collectif qui porte un projet dans l'ESS. Il s'agit en premier lieu d'avoir un projet économique, avec un modèle économique viable, c'est-à-dire qui crée suffisamment de richesse pour avoir une capacité d'autofinancement ; de construire son organisation sur la coopération avec une gouvernance participative (« un homme = une voix ») et un enrichissement limitée (le gérant ne doit pas avoir un salaire plus de trois fois supérieur à celui du salaire le plus bas dans son organisation professionnelle). Et enfin, la finalité doit être sociale et/ou environnementale. Ce modèle se réfère à celui du Développement Durable selon la définition de Brundtland : un autre triptyque entre économie, sociale et environnement.


Diffusion des principes et valeurs à la société

L'ESS, comme présentée dans la partie précédente, est un formalisme, qui permet de communiquer aux profanes ce nouveau paradigme, de leurs permettre de s'approprier ses éléments de langage, ses modes d'organisation et ses valeurs. C'est une façon d'éduquer par l'action la société à l'humanisme et de l'amener à construire les passerelles entre l'actuelle société et un monde auto-géré et autonome. Une fois la norme dépassée, la liberté dont sait alors user le citoyen peut servir à définir ses ambitions, ses valeurs et ses moyens d'agir en fonction de ses aspirations, permettant ainsi de questionner et critiquer le modèle qui lui a été enseigné.

Aujourd'hui l'ESS est une tendance encore marginalisée dans notre société [3]. Souvent apparentée aux mouvements hippie ou baba cool, l'ESS souffre de cette stigmatisation. Certains prônent le bon sens pour alerter la société des problématiques socio-environnementales auxquelles nous sommes confrontés, mais c'est d'une réflexion intense et continue dont doit bénéficier la société. L'ESS n'est sûrement pas le modèle alternatif pour le monde de demain, c'est un processus qui s'intègre dans la transformation sociale, la transition ou la révolution ! C'est un maillon de la grande chaîne de l'évolution de l'humanité..

 


 

 

Et sinon, ce mois-ci c'est le mois de l'ESS. Ça fait beaucoup d’événements à relayer avec la Semaine de la Solidarité Internationale. Mais n'hésitez pas à trouver des informations sur des temps d'échanges sur le sujet prêt de chez vous (il y aura sûrement dans chaque région le Forum Régional de l'ESS, coorganisé par le CRES et le MÉS). Et si vous avez des informations, relayez-les sur vos réseaux sociaux ou newsletters !! .




[1] Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, La Découverte, 2014, 165 p., ISBN : 978-2-7071-7723-0.

[2] Il faut évidemment noter la différence entre capitalisme et libéralisme. Le premier est le système d'échange économique sur lequel repose notre société. Le second est une philosophie qui trouve sa source auprès de philosophes comme Adam Smith, John Locke, Thomas Hobbes ou Herbert Spencer ; elle se traduit par des visions arrêtées comme « la lutte pour la vie », le mythe de la croissance, etc.

[3] Pour information, les Pôles Territoriaux de Coopération Économique sont subventionnés par l'État à hauteur de 2 M€ par an, alors que leurs homologues dans l'économie conventionnelle, les Pôles de Compétitivité, perçoivent environ 180 M€. Si l'ESS est marginalisée, c'est à cause de l'innovation sociale qui ne fait pas encore suffisamment ses preuves face à l'innovation technologique.


 

28 octobre 2015
Arnaud De Maria
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