Note de positionnement sur le sexisme

Note de positionnement sur le sexisme de la fédération nationale d’ISF

 

Cette note a pour objectif de positionner ISF France et ses activités dans une perspective féministe matérialiste et intersectionnelle. Le croisement de nos pratiques relatives à la technique et nos modes de vie doivent changer du fait de l’inégalité entre les êtres humains sur la planète, ce texte en propose un cadrage pour la fédération ISF.

 

1. Le sexisme, une forme de domination structurant les rapports sociaux

 

Les rapports de domination structurent en partie les relations humaines dans nos sociétés, à toutes les échelles : individuelle, collective et politique. Le rapport de domination est l’exercice d’une contrainte entre groupes sociaux ayant des effets concrets identifiés (perspective matérialiste*), tels que des rapports d’oppression ou d’exploitation entre groupes. “La première opposition de classe qui se manifeste dans l’Histoire coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans le ma­riage conjugal et la première oppression de classe avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin” disait Engel1. En effet, nos sociétés classent principalement les individus en deux moitiés hiérarchisées selon un critère de sexe biologique. C’est à partir des différences perçues entre ces deux sexes qu’une construction sociale s’opère pour attribuer leur genre aux individus. Chaque genre ne se voit pas attribuer les mêmes privilèges et il s’établit ainsi un rapport de domination sexiste en faveur du genre cis2-masculin. La reproduction et le maintien de ces dominations fondent le système patriarcal qui repose sur une idéologie de justification présentant comme naturelles des différences entre les genres socialement construits. Ce rapport sexiste définit les rapports de genres. Il induit une éducation, un rôle social et une répartition inégale du travail, professionnel et domestique, qui diffère en fonction du genre. Entre autres, les personnes n’étant pas du genre dominant sont invisibilisées et leurs corps sont objectivés. Elles accèdent difficilement aux instances décisionnelles et de pouvoir et elles se voient assignées les tâches non économiquement valorisées.

Lorsqu’une personne subit plusieurs rapports de dominations différents, on parle d’intersectionnalité. Par exemple, en France, une femme noire musulmane subira une oppression du fait de son genre, de sa race sociale et de sa religion. La lutte menée par des femmes blanches françaises, contre une oppression de genre uniquement, ne prendra pas forcément en compte toutes les discriminations qu’elle subit et elle pourra se sentir exclue. L’intersectionnalité permet donc de prendre en compte tous les rapports de domination subis par un groupe de personnes, et d’adapter la lutte de ce groupe envers cet ensemble de dominations.

Le sexisme est protéiforme et politique. Le patriarcat est systémique.

 

2. Le sexisme dans l’ingénierie

 

Des chercheuses (notamment Carolyn Merchant et Donna Harraway, mouvement éco-féministe) ont fait le rapprochement entre l’exploitation massive des ressources naturelles et les dégradations des conditions des femmes; constatant que les mécanismes d’oppression sont similaires. En effet, avec Descartes s’est développé la pensée selon laquelle la Terre n'est qu'une matière inerte à dompter par l'intermédiaire de la maîtrise de la technique, prolongement de la puissance de l'homme (séparation nature/culture). Ainsi, l’exploitation des ressources naturelles mais aussi et surtout des esclaves et des colonisé·es, comme celle des femmes, a permis l'essor du capitalisme. Ce modèle d’exploitation est largement facilité par la maîtrise de la technique, donc par le travail des ingénieur·es.

Dans le manifeste pour une formation citoyenne des ingénieur·es (ISF, 2014), ISF explique que la prédominance du système technicien érigé en modèle dans notre société actuelle, place les ingénieur·es dans une position dominante. En effet, l’ingénieur·e a une “responsabilité particulière dans l’adaptation de la technique à la société et la transformation de la société par la technique”. Le milieu ingénieur·e en France est élitiste et reconnu comme tel par la société3 Pour préserver son existence, il revêt un caractère corporatiste, véhiculé par un entre-soi et permettant la conservation des privilèges qui lui sont alloués. La volonté de préserver la réputation d’élite du milieu ingénieur facilite le déni des mécanismes de domination à l’oeuvre. L’intégration dans ce milieu nécessite l’adoption des traditions et codes préexistants dont la norme de non conflictualité qui rend quasi-impossible leur remise en cause. De plus, le conservatisme spécifique au milieu ingénieur et la méconnaissance des processus sexistes favorisent une vision binaire du genre et empêchent l’appréciation de la diversité des genres. Cela se traduit par la banalisation et l’invisibilisation des actes sexistes4. Tout ceci nourrit et accentue la difficulté de parler de féminisme au sein du milieu ingénieur, celui-ci étant souvent indifférent voire hermétique à toute considération de lutte des classes.

Dans cette lignée, nous émettons l’hypothèse que le croisement du monde de la maîtrise de la technique et d’un système patriarcal crée des rapports de dominations spécifiques (c’est-à-dire distinctes des autres dominations de genre et de classe, bien qu’en en étant issues). Ceci faisant de l’ingénierie un terreau favorable à la reproduction sociale et donc à la perpétuation du sexisme. Ainsi, la prise de conscience des mécanismes de dominations sexistes de ce milieu (et la lutte contre ceux-ci) est un enjeu important pour l’abolition du patriarcat et la construction d’une société plus juste.

 

3. L’évidence pour ISF de lutter contre le sexisme en milieu ingénieur : la création du comité FéminISF

 

Créée dans les années 1980, l'association ISF s’est inscrite dans les mouvements de solidarité internationale par l’intervention technique de ses membres à l’international. L’éducation au développement a accompagné l’ingénierie d’ISF depuis sa création. Progressivement, la remise en question des relations de domination reproduites initialement dans les projets de Solidarité Internationale a permis l’avènement d’un regard critique sur l’ingénieur·e, son métier, sa formation, et son engagement, ainsi que l’émergence de pratiques d’éducation populaire. L’histoire de ces évolutions au sein de la fédération est marquée par la création du comité Former l’Ingénieur Citoyen en 2010.

Portant l’héritage de ces réflexions, le comité FeminISF s’est formé pour pallier le manque de cadre structurel d’éradication des dominations patriarcales dans le milieu de l’ingénierie. L’absence ou le peu d’informations disponibles sur le sexisme en école d’ingénieur·es et dans le cadre professionnel est symptomatique d’un manque à combler sur la question. Ainsi, la fédération ISF, implantée nationalement dans de nombreuses écoles d’ingénieur·es, permettrait de porter cette dynamique de révélation et d’action face au sexisme.

Pour porter ces convictions, la fédération ISF propose ainsi le comité FéminISF comme un outil d’expérimentation, de réflexion et d’action contre le sexisme en milieu ingénieur.

 

4. Positions et place d’un comité féministe dans un milieu ingénieur

 

Nous sommes une association constituée majoritairement de personnes privilégié·es (i.e. d’hommes et de femmes blanc·hes ingénieur·es cis). Nous nous reconnaissons des autres luttes qui peuvent exister (racisme, lutte des classes, validisme…) ; nous soutenons ces luttes. Nous pourrons promouvoir ces autres luttes auprès de nos adhérent·es, afin qu’il·elles soient conscient·es de l’existence de concepts d’intersectionnalité, et les prennent en compte dans leurs activités tout en restant conscient·es de notre position de privilégié·es. Le comité FeminISF est ouvert à des démarches de croisement de luttes avec d’autres associations, et se positionne comme un comité féministe pro choix, inclusif et intersectionnel allié des luttes pour la justice sociale et environnementale. Il se reconnaît dans les courants de pensées matérialistes5 en opposition avec les courants de pensées essentialistes.

Le comité FéminISF s’est constitué initialement en groupe non-mixte et continue à travailler en non-mixité dans le cadre d’initiation de nouvelles réflexions. Toutes les décisions concernant la fédération ISF sont construites avec, et validées par le Conseil d’Administration, composé d’hommes et de femmes. Pour ses activités quotidiennes, la formation et la sensibilisation des adhérent·es, le comité n’exclut pas le travail en mixité6.

 

5. Objectifs

 

En tant que personnes dominées dans les rapports sociaux de genre, les membres du Comité FéminISF sont conscientes que les sphères personnelles et professionnelles de nos existences sont structurées par un système patriarcal, et le refusent. Forte de ce constat, Ingénieurs sans frontières souhaite lutter contre cette forme de domination et d’inégalité, particulièrement celle perpétuée par la pratique de l’ingénierie. Le comité FéminISF se positionne ainsi comme un outil d’expérimentation, de réflexion et d’action contre le sexisme en milieu ingénieur. Notre objectif est de mener des réflexions sur la thématique du sexisme en milieu ingénieur·e, et de les diffuser au sein de la fédération Ingénieurs sans frontières.

 

 

ANNEXE : MODALITÉS D’ACTIONS ET LIEN AVEC LES ACTIVITES D’ISF

 

Pour changer ce monde, Ingénieurs sans frontières se donne plusieurs axes de travail :

  • Renforcer les connaissances sur les cas de sexisme du milieu ingénieur

  • Favoriser la déconstruction des représentations sexistes du monde, particulièrement celles en jeu dans le milieu ingénieur

  • Rendre visible le sexisme du monde ingénieur comme rapport de domination

  • Modifier le cadre cis-sexiste et hétéronormé des milieux ingénieurs

 

Les modalités retenues et en lien avec les formes d’actions à ISF, sont :

Sexisme dans un contexte international

Les adhérent·es d’Ingénieurs sans frontières partent régulièrement en séjour à l’étranger. ISF ne souhaite pas que le sexisme soit la composante principale d’un projet à l’international, du fait de la complexité interculturelle que cela engendre, et du manque de légitimité que nos membres peuvent avoir en tant que personnes majoritairement blanc·hes cis.

Par contre, cela nous paraît nécessaire d’intégrer la notion de sexisme lors de la formation interculturalité à laquelle participent nos adhérent·es avant tout départ à l’international. En effet le sexisme se manifeste différemment d’un pays à un autre car lié à la culture du pays. Il ne faut pas vouloir imposer sa conception du sexisme et ses méthodes de luttes à l’étranger sans avoir un regard interculturel.

Le sexisme pourra être abordé dans un projet international uniquement sous un format d’échanges et de réflexions, avec des associations travaillant sur ces questions et venant des deux pays.

 

Formations et sensibilisation au sexisme

Avec les travaux de réflexions menés par le comité FeminISF et l’accompagnement organisé par la Coordination Nationale, la déconstruction des représentations sexistes de nos adhérent·es permettra de les former et les sensibiliser au féminisme. Ils·Elles pourront alors à leur tour sensibiliser leurs pair·es à ces questions.

 

Mise en place de dispositif d’accueil des victimes d’agression et de harcèlement en école d’ingénieur·es

La fédération ISF est convaincue qu’il faut que les écoles d’ingénieur·es aient de tels dispositifs d’accueil. Cependant nos bénévoles ne sont pas formé·es pour ce type de tâches, qui demandent des compétences spécifiques (accueil psychologique, juridique, social…). Cela nous paraît cohérent avec notre projet associatif que nos adhérent·es puissent promouvoir la création et le maintien de ces dispositifs auprès de l’administration de leurs écoles, ou encourager le relais vers d’autres associations spécialisées sur le sujet.

 

Le travail en non-mixité

Le travail en non-mixité permet de s’affranchir des rapports de domination pouvant s’exprimer dans un groupe mixte. Le comité FeminISF recommande aux groupes souhaitant travailler sur la thématique du sexisme, d’avoir au minimum des femmes dans le groupe, et de se laisser la possibilité d’avoir des temps d’échanges en groupe non-mixte, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Cela permettra d’expérimenter cette méthode et pouvoir enrichir les débats différemment une fois regroupé·es à nouveau en mixité.

 

Notes

1 L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État - Friedrich Engels

2 Le terme cis est une abbréviation de cisgenre, qui signifie que le genre ressenti par la personne correspond à son sexe biologique.

3 Picon, A. (2007). French Engineers and Social Thought, 18–20th Centuries : An Archeology of Technocratic Ideals. History and Technology, 23(3), 197-208. doi : 10.1080/07341510701300262

4 Les rares enquêtes (Briquet, 2017) qui ont été effectuées dans le milieu étudiant ingénieur montrent que si le niveau de bien-être ne semble pas différent en école d’ingénieur·es par rapport à l’ensemble des étudiant·es de l’enseignement supérieur, pour autant la banalisation de violences sexistes et sexuelles semble plus marquée dans ce milieu. Cette invisibilisation s’ancre ensuite dans le monde du travail ; le sexisme est particulièrement marqué chez les cadres (Le sexisme dans le monde du travail, 2015).

5 Les courants de pensée matérialistes considèrent que ce sont les rapports sociaux qui créent des classes se matérialisant par des rapports de domination et des ressources inégalement réparties.

Les courants de pensées essentialistes considèrent que ces classes préexistent à ces rapports sociaux et doivent s’expliquer par des critères biologiques ou psychologiques.

6 Dans le féminisme et d’autres luttes, le travail en non-mixité est souvent utilisé. En voici les principales raisons :

- Le sexisme se manifeste par différentes formes de domination des hommes sur les femmes, il est donc juste de pouvoir se réunir entre femmes ou entre hommes pour se sentir en sécurité et pouvoir parler de tout avec plus de facilité

- Permettre la parole sur des sujets difficiles

- Pour se déconditionner et (re)prendre la parole

- Pour s'émanciper du regard masculin/féminin lors des prises de parole