Un « Soulèvement associatif » contre la bascule des libertés associatives !
Peux-tu nous présenter le Collectif des Associations Citoyennes et les objectifs qu’il se fixe ?
Avant d’être une association, le CAC – Collectif des Associations Citoyennes s’est créé en 2010 pour lutter contre une circulaire « Fillon » qui mettait en péril les associations, en transposant en France une disposition européenne visant à mettre sur le même plan les subventions aux associations et les aides aux entreprises. Comme le marché unique européen fonctionne sur la règle de la concurrence libre et non faussé, les subventions aux associations apparaissaient comme une entorse à cette règle… Beaucoup d’associations se sont alors mobilisées au sein d’un collectif dédié, en dénonçant déjà un phénomène de marchandisation de l’action associative. Les premiers textes du collectif alertent sur les atteintes à la liberté associative, pour les conformer aux entreprises lucratives.
C’est en 2013 que ce collectif prend la forme d’une structure associative, dont l’objet est de réunir et croiser des associations de différents secteurs (on y trouve le Planning Familial, le Réseau National des Maisons des associations, l’UFISC, des asso d’éducation populaire…) pour essayer de sortir de nos silos et d’avoir un espace commun où on analyse et on agit sur les facteurs d’affaiblissement des associations. Mais aussi sur leur renforcement : dans notre livre de référence, « Quel monde associatif demain ? », on imagine un scenario d’affaiblissement des associations et, au contraire, un scenario de renforcement.
Organisé initialement autour des enjeux de marchandisation, le CAC a ensuite élargi son champ de réflexion, en 2018-2019, pour s’intéresser plus largement aux libertés associatives. Ce sont évidemment des questions très liées, puisque la marchandisation progressive du monde associatif a fait le lit de sa répression, qui s’intensifie aujourd’hui.
Comment le CAC et son réseau de membres s’organisent-ils pour observer et agir sur le contexte dans lequel les associations évoluent ?
Le premier sujet de travail du collectif, la marchandisation, a été d’abord traité via un groupe de travail interne au sein du CAC : cela a abouti en 2022 à la création de l’Observatoire Citoyen de la Marchandisation des associations. Il regroupe 17 associations ou réseaux associatifs, et un conseil scientifique d’une quinzaine de chercheur⋅ses.
Cet observatoire constitue l’un des espaces de travail en réseau du CAC, qui marche sur plusieurs pieds. D’un côté, l’Observatoire des libertés associatives, et de l’autre, la coalition des libertés associatives dont l’objectif est plus tourné vers l’action : soutien, accompagnement et défense des associations attaquées.
Les deux observatoires (« libertés associatives » et « marchandisation ») sont évidemment très liés, mais la marchandisation garde son observatoire dédié, sans lequel cet enjeu risquerait d’être invisibilisé dans l’ensemble des menaces qui pèsent sur le monde associatif. Le premier rapport de l’observatoire de la marchandisation, paru en 2023, a ainsi brossé un portrait de ce qu’on appelle le processus de marchandisation et de financiarisation des associations, pour poser une définition, rendre visible cette question et se l’approprier. Cela a permis de la mettre à l’agenda politique et dans le débat public, notamment après que le CESE l’ait reprise et mise en évidence dans son rapport de 2024 « Renforcer le financement des associations : une urgence démocratique ».
Qu’entend on par marchandisation du secteur associatif, et quelles en sont les caractéristiques ?
Pour nous, la marchandisation est un phénomène qui regroupe tout ce qui peut pousser les associations à s’inscrire dans le cadre d’un marché, à ressembler à des entreprises à visées lucratives, même inconsciemment. Par un ensemble de facteurs et de dispositifs, les associations sont aujourd’hui incitées à viser la rentabilité, à être compétitives, à croître et changer d’échelle, à innover perpétuellement… Elles font de plus en plus la course à des projets qui les financent sur des des temps courts, et sur des problématiques données. En bref, la marchandisation est tout ce qui peut amener une association à s’inscrire dans une logique de productivité, jusqu’à en oublier parfois son objet premier.
Cela passe en particulier par la transformation profonde des financements associatifs par les pouvoirs publics : entre 2005 et 2020, la part des subventions dans le financement du tissu associatif a diminué pour atteindre 20 % aujourd’hui, quand la part de la commande publique a augmenté pour passer de 17 % en 2005 à 29 % en 2020. Ça transforme bien sûr le rapport aux pouvoirs publics, mais aussi le regard du public sur les associations. La mobilisation associative suivait une logique ascendante où des citoyens partaient d’une problématique sociale sur laquelle ils voulaient agir collectivement, pour aller ensuite chercher du financement ; elle est de plus en plus descendante aujourd’hui, où les pouvoirs publics via leurs appels à projets organisent les associations, définissent leurs objectifs et leurs projets, donnent le cadre de leur intervention.
La conséquence est bien sûr un affaiblissement de la capacité des associations à interpeller les pouvoirs publics, à garder une parole politique critique. Tout ce qui en relève est aujourd’hui inacceptable au regard des politiques : on en a eu un premier signal en 2018 quand Nicole Belloubet, alors garde des Sceaux, a annoncé qu’il ne fallait plus financer le Genepi, trop critique de la politique gouvernementale sur les prisons… Les attaques actuelles sur la CIMADE, par exemple, sont un prolongement de cette posture des pouvoirs publics vis-à-vis des associations.
Pour le CAC, la marchandisation du tissu associatif est l’une des menaces qui pèsent sur les libertés associatives, mais ce n’est pas la seule : quelles sont les autres menaces ?
Pour le CAC, c’est le projet néolibéral en général qui menace les libertés associatives. On peut citer Bourdieu : « le néolibéralisme est une utopie en cours de réalisation d’une exploitation sans limite, dont l’un des objectifs est la destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur ». Faire association est donc une menace pour le projet néolibéral, qui prend aujourd'hui des aspects de plus en plus autoritaires.
En plus du processus de marchandisation, il y a ainsi aussi eu ces dernières années un basculement du cadre de confiance général qui liait les associations aux pouvoirs publics : d’une « Charte des Engagements Réciproques » rédigée en partenariat avec les pouvoirs publics en 2018, via la démarche de concertation « Pour une politique associative ambitieuse », on bascule totalement en 2021 avec le « Contrat d’Engagement Républicain ». Ironiquement, l’acronyme est le même… mais la confiance est complètement inversée, jusqu’à l’aboutissement actuel où on oblige à faire signer ce contrat. Ce qui sous-entend une méfiance vis-à-vis des associations quant à leur respect des principes républicains.
Voilà pour le côté administratif, mais il y a une autre lame de fond : les attaques de l’extrême droite. On peut parler, par exemple, du projet PERICLES du milliardaire « philanthrope » Sterin, qui investit 150 millions d’euros pour faire arriver l’extrême-droite au pouvoir. A côté d’une « école des cadres », ou de commandes de différents sondages pour peser sur l’opinion publique, l’un des axes de ce projet est aussi de faire monter et de soutenir tout un réseau associatif réactionnaire (sur des questions de patrimoine, de famille...), financé via la « Nuit du bien commun » et ses soirées caritatives. Et on ne parle pas des attaques physiques directes qui se multiplient, comme à Paris dernièrement où un militant de la CGT a été agressé et poignardé par des néo-nazis lors de la diffusion d’un film par l’ACTIT…
Pour un cas d’école de la manière dont ces différentes attaques pèsent sur les associations, on peut détailler l’attaque actuelle contre la CIMADE, qui est frappant par rapport à ce mix entre marchandisation et attaque politique. Quand les CRA ont été créés, Pierre Joxe a permis que la CIMADE y entre pour défendre le droit des étrangers. Dès le départ, les attaques et critiques ont fusé... Jusqu’à ce que Brice Hortefeux, en 2009, dénigre le travail de la CIMADE et mette en place un marché public pour casser le monopole de l’association (effectivement, leur rapport annuel faisait référence par rapport au traitement des étrangers en CRA, et était toujours très attendu par les observateur⋅rices). La CIMADE a signé une tribune dans Libération cette même année, pour dénoncer le marché public et ses conséquences : notamment induire un rapport de « prestataire », susceptible de rendre les associations intervenant en CRA moins critiques de la politique qui y est menée. Ce qui s’est globalement vérifié par la suite puisque les associations délégataires de ces marchés publics, si elles font bien leur boulot, sont aussi moins critiques que ne peut l’être la CIMADE. La dernière conséquence se joue aujourd’hui, avec le projet de sortie totale des associations des CRA, et leur remplacement par des agents de l’État.
L’observatoire de la marchandisation sort fin mai son nouveau rapport. Depuis le précédent, en 2023, quelles évolutions peut-on constater, et quels impacts sur les associations ?
Dans le second rapport, nous poursuivons le décryptage des processus de marchandisation et de financiarisation. Ce dernier s'est intensifié en s'appuyant notamment sur l'extension de entrepreneuriat social. Né au USA dans les années 80, et porté par le réseau Ashoka, ce mouvement voit dans l’entrepreneur social une personne en capacité de changer le monde, et capable de générer des revenus au service d’une cause sociale ou environnementale. L’objectif est de mobiliser les techniques du privé lucratif (les techniques de management, financières, de gestion...) pour répondre à des enjeux sociaux et écologiques. Souvent, c’est un storytelling individuel autour de l’entreprenariat social : il met en avant des individus, la plupart du temps des hommes, qui vont régler les problèmes en mobilisant leurs compétences… quand ce qui relève de la mobilisation collective est considéré comme moins efficace. L’'entrepreneuriat social est dans une zone un peu floue, entre les entreprises lucratives et les associations, même si juridiquement elles gardent souvent le statut associatif.
En France, l’entrepreneuriat social est représenté et défendu par le groupe SOS. Son président, Jean-Marc Borello, s’inscrit très clairement dans une vision politique, qu’on peut assez facilement situer en reprenant les titres de ses livres : « Un capitalisme d’intérêt général », ou « L’entreprise doit changer le monde », dans lequel il affirme que « l’entreprise constitue la manière la plus efficace de faire vivre des idées sociales » ou encore que « l’entreprise est le seul, et le meilleur outil d’émancipation individuelle et d’amélioration collective »… tout en assumant qu’il « n’y a aucune ambiguïté autour du fait [que les associations] perdent totalement leur indépendance en entrant dans le Groupe SOS ».
Le développement de ce secteur accélère la financiarisation et la marchandisation des pratiques et des savoirs associatifs. Ce sont de nouveaux marchés qui s’ouvrent, avec toutes les start-up à impact qui montent et lèvent des fonds. Et ces levées de fonds suivent la même dynamique que la financiarisation des entreprises classiques : pour 10 start-up « à impact » soutenues financièrement, 9 vont se planter ; mais quand ça ne se plante pas, ça finit par rapporter… Il y a des réussites : GEEV, par exemple, est une plateforme gratuite de dons ; mais dans une certaine limite, après laquelle il faut passer « premium » (et payer) et pouvoir continuer à faire des dons.
Face aux associations traditionnelles, toutes ces entreprises dites « à mission » (qui ont un statut depuis la loi PACTE de 2019), ou bien qui se revendiquent « à impact », mobilisent le compétences de personnes qui sortent d’écoles de commerce, de com’ ; des personnes investies, qui y croient et trouvent ainsi des emplois qui donnent du sens à leurs parcours. Les entreprises à missions ont aussi des avantages fiscaux, et il y a un lobby puissant pour donner aussi un statut aux entreprises à impact pour disposer du même type d’avantages. Mais ça vient drainer et récupérer de l’argent public en concurrence avec le tissu associatif… Alors évidemment, une entreprise peut avoir un impact positif et contribuer, et c’est louable dans l’absolu ; mais la tendance lourde est une contribution à l’écrasement du tissu associatif.
Par exemple, Terre de Liens a fait un travail sur l’accompagnement à l’installation paysanne, un domaine où se développent des structures financées par des fonds ou par des banques pour faire à la fois du bien et du profit. Au cœur de tous ces dispositifs, on retrouve systématiquement la notion de mesure de l’impact social : pour que l’investissement à impact se développe, et que des financiers investissent dans ces secteurs, il faut prouver son efficacité et la justifier avec de la mesure. Il faut trouver un dénominateur commun, lisible par les acteurs financiers comme par les associations, et accoler une valeur monétaire à une action. Cette manière d’estimer l’efficacité d’une action va de pair avec le développement, en parallèle, du marché de l’évaluation d’impact dans les années 2010, pour les associations notamment… C’est la culture de « faire la preuve » de son efficacité qui s’étend dans le milieu associatif.
Plus largement, on en est où du point de vue des libertés associatives ? Est-ce qu’on est à un point de bascule, ou simplement dans la continuité des tendances lourdes qui existaient déjà ?
C’est la très forte accélération actuelle des tendances de long termes qui représente une bascule : on assiste à un virage autoritaire, à l’échelle mondiale, qui s’accélère tellement qu’on peut considérer que c’est une bascule. Quinn Slobodian, un historien canadien, montre bien comment le modèle néolibéral, poussé à son extrême dans un monde à ressources finies, peut très bien se passer de la démocratie et cherche même à s’en délivrer. Le capitalisme, pour poursuivre sur son chemin et que les intérêts de quelques-uns puissent continuer, doit se passer de la démocratie. Dans « Une histoire des libertés associatives », Jean-Baptiste Jobard parle lui aussi de ce néolibéralisme autoritaire qui s’accompagne d’une répression décomplexée du fait associatif. C’est cette décomplexion, ces attaques assumées des structures collectives et des mobilisation associatives, qui est une nouveauté : on le voit dans la bascule actuelle vers les valeurs de l’extrême-droite, et un barrage républicain de plus en plus fragile.
Face à ce constant alarmant, un peu d’espoir… quels leviers peut-on mobiliser ? Et quelles dynamiques collectives sont proposées par le CAC, en particulier ?
Pour finir sur une note plus positive, on peut se dire que le virage autoritaire actuel se produit car ce qui remonte de la société et des organisations collectives est très puissant : c’est justement le signal de notre force collective. L’enjeu est de mieux l’organiser et de produire un système de défense des libertés associatives : c’est ce que le CAC cherche à construire, pour que la défense des libertés associatives soient défendues par les associations elles-mêmes.
Par rapport à la marchandisation, le second rapport de l’Observatoire (sorti le 26 mai) explore des pistes de démarchandisation des associations... et il en existe, malgré contexte défavorable ! On peut citer les initiatives pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA), qui cherche à sortir ce champ-là du marché (comme la santé après-guerre) et à organiser sa gestion par les principaux intéressés qui en reprennent ainsi le pouvoir. C’est aussi une tentative de reprise de pouvoir sur l’utilisation de l’argent public, qui est notre argent, et d’organisation plus démocratique de sa redistribution.
Pour ce qui est de la capacité d’interpellation des associations, nécessaire pour assurer leur fonction de contre-pouvoirs (quels que soient les pouvoirs : pouvoirs publics, mais aussi entreprises…), on peut trouver des inspirations chez nos voisins belges. Le financement de « l’éducation permanente » (qu’on appelle « éducation populaire » en France) y est pérenne, avec un décret qui en définit le rôle et un système d’autoévaluation. L’article premier du décret protège la liberté de ce secteur, en lui attribuant la fonction de viser « l’analyse critique de la société, la stimulation d'initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l'exercice des droits civils et politiques, sociaux, économiques, culturels et environnementaux dans une perspective d'émancipation individuelle et collective des publics ». On peut donc trouver un cadre législatif plus protecteur en France aussi : suite au rapport du CESE dont on a parlé, une dynamique s’est mise en place pour le transformer en proposition de loi. Parallèlement, des députés écologistes organiseront le 1er juillet un atelier des lois à l’Assemblée Nationale pour essayer de construire une loi plus protectrice, et proposer notamment l’abrogation du CER.
Enfin, face à toutes les attaques budgétaires et politiques qui visent le secteur associatif, le CAC appelle à des « Soulèvements associatifs » avec une mobilisation ce même 1er juillet : elle vise à rappeler que ce sont bien les associations qui remettent la République à l’endroit, et que contrairement à ce que sous-entend le CER, les associations font vivre et respecter les principes républicains et non l’inverse. Il faut faire entendre la voix des associations et montrer en quoi elles sont indispensables à notre société. Un société sans associations, c’est une société en morceaux.