Ingénieurs sans frontières à la rencontre des ingénieurs marocains
Du 26 octobre au 2 novembre, trois administrateurs et une salariée d'Ingénieurs sans frontières sont allés à la rencontre des ingénieurs et des élèves-ingénieurs marocains. L'objectif de ce déplacement, co-organisé par Ingénieurs sans frontières et Étudiants et Développement , était de découvrir à la fois les écoles d'ingénieurs marocaines et les associations d'ingénieurs ou d'élèves-ingénieurs. Cette action s'inscrit dans le travail plus large d'élaboration d'un panorama des organisations d'ingénieurs et d'élèves-ingénieurs ; engagées dans la solidarité à travers le monde ; et de mise en place d'échanges entre pairs. Plus de 17 organismes ont été rencontrés (école, associations, syndicats...) ; une soirée projection-débat AlimenTerre a été organisée à l'Institut Français de Rabat avec l'aide de France-Volontaires Maroc de même qu'une journée d'échange entre élèves-ingénieurs qui a eu lieu le samedi 1er novembre à l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II. Cette journée a mobilisé près de 70 jeunes marocains, venus de 6 écoles différentes et représentants une quinzaine d'associations étudiantes.
Retour sur les apprentissages de ces rencontres.
Naissance et évolution des formations d'ingénieurs au Maroc
La première école technique du Maroc est l'Ecole Nationale d'Agriculture de Meknès (ENAM), fondée en 1942. Elle délivrait alors des formations de techniciens en 4 ans aux français installés au Maroc. En 1959, 3 ans après l'indépendance, le roi Hassan II fonde l'Ecole Mohammedia d'Ingénieurs (EMI), où les élèves suivent une formation paramilitaire, largement inspirée du modèle de l’École Polytechnique. Les écoles de techniciens spécialisées apparaissent progressivement dans les années 60, à l'instar de l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II (IAV), de l'Ecole Nationale Forestière d'Ingénieurs (ENFI), de l'Ecole Hassania de Travaux Publics (EHTP) ou encore de l'Ecole Nationale de l'Ingénierie Minérale (ENIM). L'enseignement était délivré par des professeurs français, remplacés progressivement à partir des années 80 par des professeurs marocains. Cette décennie a aussi été marquée par le passage de formations de techniciens en 4 ans à des formations d'ingénieurs en 6 ans. Ces écoles restent très largement inspirées du modèle français et suivent globalement la même évolution que leurs équivalents de l'hexagone. Aujourd'hui, les cursus proposés sont pluridisciplinaires et ouverts à l'international. Depuis 2003, les formations se sont adaptées au système Licence-Master-Doctorat et les formations d'ingénieurs sont désormais délivrées en 5 ans. Les liens avec la France sont encore forts puisque de nombreuses écoles, principalement en agronomie, intègrent dans leur cursus des séjours à l'étranger dont la France est la principale destination. Certaines écoles paramilitaires, aux règlements très stricts concernant la liberté de déplacement de leurs étudiants, font également évoluer leur statuts pour permettre à leurs élèves de pouvoir accéder aux séjours à l'étranger. Cela témoigne du dynamisme et de l'augmentation de l'offre de formations d'ingénieurs. Cependant, cette évolution peut paraître se faire à marche forcée, pour certaines écoles, qui font face à une concurrence accrue. Au niveau national d'abord : au-delà de la concurrence entre écoles publiques, les établissements privés prennent de plus en plus d'importance dans le paysage de l'enseignement supérieur, favorisés par des réformes récentes. Enfin, les écoles font aussi face à la concurrence des écoles françaises qui attirent de nombreux jeunes marocains et dont les diplômes restent souvent plus valorisés.
Cette concurrence est à replacer dans un contexte national où le chômage des jeunes diplômés qualifiés est une préoccupation majeure depuis le début des années 80. En effet, en 1983, le Maroc est soumis à un plan d'ajustement structurel qui entraîne un désengagement de l’État, jusqu'à alors premier employeur de cette population1. On parle des « enchomâgés », alors que le gouvernement a lancé en 2006 son programme « 10 000 ingénieurs ». Très critiqué, ce programme vise à former 10 000 ingénieurs par an au Maroc, sans concrète augmentation des budgets alloués à l'enseignement supérieur. De fortes craintes ont été exprimées sur la dégradation des qualités des formations au profit du nombre de diplômés, dont beaucoup doivent aujourd'hui se battre pour s'imposer sur le marché de l'emploi.
Une pluridisciplinarité des contenus de formation en progression
En ce qui concerne la pluridisciplinarité dans les contenus, largement mise en avant, on constate une présence forte des enseignements en sociologie, dans les formations d'agronomie particulièrement. De plus, la plupart des écoles (toutes disciplines confondues) ont rendu obligatoire de monter un Projet d'Initiative Personnelle, qui n'a pas forcément une vocation sociale mais qui permet de découvrir la gestion de projet. Enfin, à l'EHTP, les étudiants doivent aussi mener un projet de développement solidaire. Ces projets prennent souvent la forme d'une journée de sensibilisation ou d'une action ponctuelle pour répondre aux besoins de base des communautés isolées. Par exemple, les étudiants étrangers organisent souvent une journée présentant la culture de leur pays. D'autres groupes d'étudiants vont installer des pompes et des panneaux solaires dans certaines zones isolées, facilitant l'accès à certains services de base. Globalement, les étudiants rencontrés ont une vision positive de leur formation vis à vis des enjeux de la citoyenneté. Pourtant, lorsqu'on creuse en questionnant sur leur accès à des disciplines tels que l'histoire des sciences ou la géopolitique, on se rend compte que cette ouverture à la pluridisciplinarité reste, comme en France, superficielle pour la majorité des établissements
Une vie associative étudiante en développement
Dans les universités et écoles, de nombreuses associations et clubs apparaissent et disparaissent au gré des envies de chacun et des modes du moment. En effet, l'engagement associatif étudiant est une pratique qui se développe depuis peu et qui est menacée, comme partout, par un fort turn-over. De plus , les activités proposées étant souvent ponctuelles, il est difficile de concevoir son engagement dans la durée. Les écoles encouragent, via leurs professeurs, les activités associatives mais cela reste très encadré. Certaines écoles interdisent aux étudiants de se constituer en association, afin que les groupements d'élèves conservent un statut de club, assurant aux écoles un certain contrôle sur leurs activités. Il arrive que les élèves ne puissent pas déposer leurs statuts associatifs, du fait de l'engagement politique de certains de leurs membres. La procédure en préfecture est souvent suffisamment longue pour décourager des étudiants. C'est généralement l'engagement des professeurs qui permet d'assurer un suivi régulier et de pérenniser ces pratiques associatives, faisant aussi gage de bonne foi. Cependant, cet encadrement peut également freiner les envies des étudiants, qui se voient contraints de suivre les idées de leur superviseur. De plus, ce contrôle limite aussi l'appropriation des projets par les membres des associations ainsi que la responsabilisation des étudiants. Le risque est que l'engagement associatif remplissent alors moins son rôle d'éducation à la citoyenneté, très présent en France.
Cette mise sous tutelle universitaire des associations étudiantes bloque l'accès aux financements extérieurs (déjà rares au Maroc), les rendant très dépendantes des budgets de l'école. Beaucoup se dirigent alors vers des dispositifs internationaux, comme le prix ENACTUS, qui encourage les étudiants à mettre en œuvre des projets d'entrepreneuriat social. Malheureusement, la nécessité d'impliquer des communautés et de travailler en co-construction avec tous les acteurs concernés n'est pas forcément mise en avant. Les gagnants gagnent aussi un voyage pour aller recevoir leur prix. Une version marocaine de ce concept se développe aujourd'hui, les Jeunes Leaders Marocains. De la même manière, des équipes d'étudiants de différentes universités sont en concurrence pour réaliser le meilleur projet générateur de revenus, au profit des populations en situation de précarité.
Ainsi, beaucoup des activités associatives étudiantes orientées vers l'action sociale continuent de s'intègrer dans une logique de charité. Elles visent à améliorer les conditions de vie des marocains, notamment dans les zones reculées où l'accès à l'eau, l'électricité, la santé et l'éducation restent très limités. Une caravanes solidaire est, par exemple, organisée chaque année par le Club Social de l'EHTP. Le premier objectif est avant tout sanitaire : la caravane comprend du personnel médical qui offre consultations et médicaments aux populations des zones isolées. Cette caravane a aussi développé une volonté de sensibiliser les populations, aux enjeux de la santé notamment. Aujourd'hui, d'autres activités s'organisent en parallèle telles que des activités artistiques ou le don de jeux et de livres. Plusieurs associations étudiantes (Association Marocaine des Elèves Ingénieurs Agronomes, Club Social de l'EHTP et beaucoup d'autres) organisent des interventions dans des orphelinats, accompagnés de dons de matériel. La majorité des associations aimerait pérenniser ses actions, qui par essence, sont difficilement transposables sur le long terme puisqu'il y a peu de vision au-delà de l'intervention ou d'implication de ceux qu'elles souhaitent aider. Cependant, certaines associations développent des initiatives plus orientées vers le développement durable, à l'instar du club Greendayz de l'EHTP. Ce club, qui organise le Salon des Métiers et des Technologies du Développement Durable, a aujourd'hui développé un système de tri et de recyclage des déchets sur son campus alors que cela n'existe pas au niveau national. Ces étudiants réfléchissent aussi à l'optimisation énergétique de leur école et sont très pro-actifs sur le sujet, poussant ainsi la direction à s'engager sur la voie du développement durable.
Si l'on prend les clubs étudiants de manière plus globale, la grande majorité a pour principal but d'augmenter l'employabilité des jeunes diplômés. Les activités se concentrent donc essentiellement sur le développement de compétences professionnelles des élèves et sur la mise en lien avec les futurs employeurs potentiels. Ainsi, de nombreux forums ou tables rondes rassemblant les entreprises d'un secteur sont régulièrement organisées par des associations d'élèves comme l'Association des Élèves Ingénieurs en Industrie Agricole et Alimentaire de l'Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II. En effet, dans de nombreux établissements, il existe pour chaque filière (ici, la filière Industrie Agricole et Alimentaire de l'IAV Hassan II) une association d'élèves dont le principal but est ce lien vers la professionnalisation et dont tous les élèves de la filière sont, souvent d'office, membres.
Des ingénieurs en activité qui s'organisent
Les associations de diplômés (ou de lauréats, expression utilisée au Maroc) sont, elles aussi, tournées vers la création de réseaux professionnels et l'augmentation de l'employabilité de leurs membres. L'Association des Ingénieurs de l’École Nationale des Industrie Minérale par exemple a pour but premier de « répondre aux besoins des diplômés ». Cependant, ces associations ayant un dépôt légal pour la plupart, peuvent aussi se positionner en soutien aux associations étudiantes, souvent limitées par les contraintes expliquées plus haut. Par exemple, la jeune Association des Cadres du Maroc pour le Développement, fondée par l'ancienne présidente du Club Social de l'EHTP, entend sensibiliser les étudiants sur leurs droits et les questions de société et accompagner les clubs étudiants dans leurs activités caritatives. Dans une volonté de mise à disposition de l'expertise des ingénieurs marocains, ces associations questionnent les modalités des actions des acteurs du Nord dans les pays du Sud. Le fait que ce sujet apparaisse au sein des associations des diplômés montrent une ouverture vers un développement essentiel des échanges Sud-Sud.
Une organisation ressort du paysage des ingénieurs en activité : l'Union Nationale des Ingénieurs Marocains (UNIM)qui a été fondée en 1971 par des ingénieurs très engagés à gauche. Aujourd'hui, l'UNIM est avant tout un syndicat d'ingénieurs militant pour leurs droits (statut, marché du travail, rémunération, retraite...), proche du gouvernement pour influencer les grands chantiers nationaux. Le syndicat se définit comme un « mouvement d'ingénieurs militants, luttant contre les mesures qui appauvrissent le peuple marocain et réduisent sa souveraineté ». Ils ont organisé en 2014 leur premier colloque annuel, premier événement rassemblant les ingénieurs marocains, toutes disciplines confondues, sur le thème des « Ingénieurs citoyens au service du développement et de la coopération ». Un nouveau colloque est prévu en 2015 sur les enjeux de la formation de l'ingénieur.
L'engagement associatif est donc bien présent chez les ingénieurs marocains et il tend progressivement à toucher les étudiants. Ces dynamiques collectives, plus ou moins formalisées et encadrées, se préoccupent fortement de la place des ingénieurs sur le marché du travail marocain. Cette problématique de l'insertion des étudiants qualifiés reste un enjeu important, voire prioritaire, dans le contexte du marché de l'emploi au Maroc. La volonté de venir en aide aux populations défavorisées de manière durable est également présente et la notion de responsabilité se développe, comme partout, mais la remise en cause de la démarche de l'ingénieur, et l'éthique en général, sont peu abordées, à l'image des contenus actuels des formations..
- 1VERMEREN, Pierre. De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires des ingénieurs des grandes écoles. Le cas du Maroc. Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, juillet 2003, numéro 101-102