Interview de Tarik Zniber, polytechnicien engagé

Nous avons rencontré Tarik lors de la projection Alimenterre qu'a organisé Ingénieurs sans frontières à l'occasion de son passage à Rabat en octobre 2014. Jeune polytechnicien franco-marocain et ancien d'Ingénieurs sans frontières Paris Sud , Tarik nous explique comment il a pu utiliser sa formation pour servir ses ambitions citoyennes.
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Pouvez-vous nous retracer votre parcours  ?

 

J'ai suivi ma scolarité à la mission française de Rabat jusqu'au bac. Je suis ensuite parti à Paris en classe préparatoire Mathématique au lycée Condorcet avant d'intégrer l'école Polytechnique. Durant la première année d'école, 6 mois sont dédiés au stage de formation humaine. La majorité des étudiants effectue un stage militaire mais, comme un quart d'entre eux, j'ai préféré faire un stage « civil » dans le secteur social. C'est ainsi que j'ai travaillé au sein de l'entreprise d'insertion sociale Travailler et Apprendre Ensemble (TAE), fondée par ATD Quart-Monde. Après avoir suivi, durant la fin de la première année et sur toute l’ensemble de la deuxième année, un cursus regroupant plusieurs domaines scientifiques (physique, mathématiques, biologie, économie...), j’ai entamé une spécialisation en 3ème année vers un master en Economie et Politiques Publiques en partenariat avec SciencesPo Paris et l'ENSAE. J'ai pu aussi suivre des cours supplémentaires en écologie. La dernière année de cours, soit la 4ème année du cursus, j’ai choisi d’intégrer la dominante développement agricole au sein d’AgroParisTech.

 

As-tu effectué d'autres stages au cours de ta formation ?

 

Oui, j'ai réalisé un stage d'un mois en fin de deuxième année dans un bureau d'études marocain spécialisé sur la question des énergies renouvelables. J'ai travaillé à l’accompagnement d’une entreprise allemande dans le cadre d’un appel d’offre de l’Etat marocain pour la réalisation d’une centrale solaire nouvelle génération au sud de Ouarzazate.

A la fin de ma 3ème année, j'ai fait mon stage de recherche de 3 mois à l'INRA d'Avignon sur l’optimisation, au sein d‘une surface cultivée, de l’agencement des habitats favorables des auxiliaires de culture1. Enfin, suite à ma spécialisation de dernière année, j'ai effectué mon stage de fin d'études de 6 mois en Guinée-Conakry pour le compte de l'AFD. Ma mission était de réaliser une analyse-diagnostic agraire d'une région rurale de Haute-Guinée. Cela consistait en une analyse historique et systémique de l’ensemble des éléments en relation avec l'agriculture locale: systèmes de production agricoles, milieu écologique, relations sociales, échanges économiques, accès au foncier... Cela m'a permis d’intégrer les outils de réflexion systémique développés pendant ma spécialisation et de finaliser ma formation en agro-économie. J'ai décidé à la suite de cela de prendre un peu de temps avant de chercher un emploi afin d’entamer une réflexion approfondie sur mes projets personnels. J'ai ainsi travaillé à mi-temps en logistique dans une entreprise de petits déjeuners bio pendant quelques mois avant de rejoindre, en tant que salarié, l'association Targa-Aide pour mener différentes études dont notamment la mise en place d’un guide sur le budget participatif au Maroc. Targa-aide est apparue dans les années 80 sous l'impulsion de sociologues engagés qui avaient une vision différente du développement rural, dans le sillage des réflexions menées par Paul Pascon, considéré comme le père de la sociologie marocaine. Aujourd'hui, c'est une association qui a développé une approche participative et systémique des projets de développement rural, avec une expertise particulière dans l'accompagnement des communes.

 

Quels sont tes projets personnels?

 

Je souhaiterais créer un lieu de partage de connaissance et d'innovation dans une zone rurale du Maroc. Le concept est de développer des systèmes agro-écologiques performants en se questionnant différemment: est-il possible d’innover par rapport aux savoir-faire traditionnels ? Y-a-t il un manque de capital financier et/ou une carence de vision et d’expérimentation à long terme qu’il est possible de combler ? Par la suite, j'aimerais intégrer au fur et à mesure une approche systémique des enjeux en revalorisant les savoirs traditionnels. Il faudra donc travailler sur tous les aspects (agriculture, énergie, santé, nutrition, éducation, architecture...) dans une démarche d’échanges de savoirs et d'expertise avec les populations locales mais aussi afin d'avoir une véritable construction commune. Mon objectif est de réfléchir sur un autre modèle de société et de proposer une alternative concrète qui soit reproductible dans son ossature de base. Aujourd'hui, notre modèle est basée sur la société des 30 glorieuses. Or, la donne a changé et on essaye de coller du développement durable sur un système qui, par essence, ne peut être durable. Pour pouvoir penser un modèle qui le soit réellement, nous avons tout intérêt à nous rapprocher des communautés qui n'ont pas encore intégré notre modèle capitaliste. Ces communautés ont une richesse culturelle qu'il est essentiel de préserver mais n'ont pas accès aux services de base. Comment intégrer des populations rurales dans un développement intégré sans les soumettre aux lois actuelles du marché? L'aspect primordial est la souveraineté économique de ces populations, qui passera en premier lieu par l'agriculture et la transformation de ses produits. Travailler à Targa-aide aujourd'hui me permet de développer ma compréhension des politiques publiques marocaines, du rôle des différentes parties prenantes, de développer ma connaissance du milieu rural marocain mais aussi d'améliorer mon arabe !

 

As-tu toujours voulu t'installer au Maroc ?

 

Non, par contre, j'ai toujours voulu travailler sur la sécurité alimentaire et je réfléchis au meilleur moyen de le faire depuis mon adolescence. Quand l’on creuse ces questions, nous n’avons pas d'autres choix que de remettre en cause notre société dans sa structure. Nous avons d'une part une population rurale qui rêve de ville et des villes où la misère est une sombre réalité. Comment apporter les services essentiels au monde rural sans retomber dans les mêmes travers de surconsommation permanente et de marchandisation de l’humain ? Comment réfléchir à un concept permettant un certain accès au confort moderne tout en respectant et valorisant les richesses culturelles du monde rural ? Je voulais lancer mon projet en Afrique Subsaharienne initialement. Suite à mon expérience guinéenne, j'ai réalisé la complexité d'installer ce type de projets dans un pays où j'étais étranger. Mon projet est un projet de vie, je ne voulais passer 20 ans dans une région où je n'ai pas, ou en tout cas peu, de légitimité à intervenir. Par contre, il est devenu évident de le faire au Maroc qui est mon pays natal et où les inégalités restent extrêmement fortes.

 

Quelle perception as-tu de ta formation ?

 

Je savais que je voulais travailler sur la question de la sécurité alimentaire mais je ne savais pas par quel moyen l’aborder : politique, économique, social... ? Le cursus Polytechnique en soi ne m'a pas vraiment servi pour mon projet de vie. On nous enseignait les outils de l’économie néo-libérale sans aucune remise en contexte, sans la réflexion théorique de base nécessaire pour avoir une approche empirique des enjeux économiques. La plupart des cours d’économie m’ont frustré de ce point de vue-là. Par contre je garde un très bon souvenir des cours d'écologie, de physique quantique et relativiste... mais c'est surtout ma dernière année en développement agricole à l’Agro qui m'a le plus apporté personnellement. Au sein de Polytechnique, ce sont essentiellement les conférences organisées par les associations en dehors des cours qui m’ont permis de développer ma réflexion sur les enjeux de notre société. J'étais d'ailleurs membre d'Ingénieurs sans frontières Paris Sud, j'ai donc participé à l'organisation de conférences, notamment dans le cadre du festival AlimenTerre mais aussi en dehors des évènements traditionnels. Nous étions aussi impliqués dans un projet sud avec un ONG malienne qui travaillait sur l'utilisation des déchets ménagers en remplacement du charbon de bois. Nous devions tester la toxicité de ces déchets lors de leur manipulation et de leur combustion. Le projet et les partenaires étaient très intéressants mais nous manquions malheureusement d'expertise et de moyens techniques.

 

Quelles compétences mobilises-tu le plus aujourd'hui dans ton travail ?

 

A Targa-Aide, c'est avant tout mon esprit critique et mon bon sens que j'utilise. Par contre, pour mon projet personnel, c’est ma dernière année d'études qui m'a été la plus utile grâce aux compétences de réflexion systémique, en tant qu’agro-économiste qu’elle m’a apportées. C'est là que j'ai développé le plus mon esprit critique et mon approche holistique des enjeux actuels. Était-ce grâce à ma formation de base d’ingénieur ou est-ce que j'y serais arrivé quoi qu'il en soit ? Je pense, qu’in fine, j'aurais pu arriver aux mêmes réflexions par un parcours différent, en faisant moins de mathématiques notamment.

 

Considères-tu que l'ingénieur a une responsabilité sociale particulière ?

 

Absolument pas. Tous les gens éduqués ont une responsabilité sociale particulière.

 

Choukrane Tarik !.

 

1Un auxiliaire de culture est un être vivant qui détruit les ravageurs ou atténue leurs effets. Il s’agit souvent d’animaux consommant les ennemis des cultures (insectes comme les coccinelles, les carabes, des araignées, des vers, certains oiseaux, des chauves-souris...). Source : Ministère de l'Agriculture, de l'Agroalimentaire et de la forêt.

 

18 décembre 2014
Claire Lataste
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